Changer de regard. En vrai, ça veut dire quoi?

Publié par lesbobosalaferme le

Changer de regard, les bobos à la ferme
Changer de regard, les bobos à la ferme

On ne voit pas la même chose sur cette photo.

Vous êtes d’abord absorbés par son regard, la main posée sur son torse adoucit l’intensité de la photo. Le cadre de l’eau apaise, le noir et blanc donne de la profondeur.

Vos yeux sont attirés par quelque chose sur son ventre. Un bouton. Bingo. C’est le terme. Et si vous êtes un néophyte du handicap, ça reste un bouton et ça vous fait froncer les sourcils. Un truc pas normal. Douloureux. Douloureux et pas normal.

Ce quelque chose c’est un bouton de gastrostomie. La gastrostomie c’est ce qui a permis à ma fille de continuer à vivre en étant nourrie directement par l’estomac car par la bouche, bah, ça ne marche pas.

Leçon n°1 du changement de regard : « Les évidences n’en sont pas ».

Depuis le 22 avril 2016, Andréa est nourrie exclusivement par gastrostomie. Entre le 5 janvier et le 22 avril, elle était nourrie par sonde naso-gastrique. C’était très difficile et douloureux pour elle car elle vomissait plusieurs fois par jour et parfois, souvent, sa sonde sortait. D’une sonde qui devait être remplacée tous les 15 jours, nous passions à une sonde remplacée plusieurs fois par semaine. Là, vous pouvez froncer les sourcils. Car là, c’est particulièrement douloureux. Parce que les infirmiers libéraux ne savent pour la plupart pas faire. Donc papa et maman apprennent très vite. Ils apprennent très vite aussi à bien mettre la sonde d’un coup dans l’estomac parce que sinon, quand tu la rentres dans la narine, elle ressort par la bouche. Oui, Andréa n’y mettait pas vraiment du sien : elle hurlait et se débattait. Pas sympa pour papa et maman qui eux aussi avaient envie de hurler et de se débattre mais s’efforçaient de continuer à chanter des chansons pour que ce soit peut-être un peu moins douloureux ? Ou un peu moins lourd comme atmosphère. À 5 mois, vous comprenez…

Leçon n°2 du changement de regard : « À 6 mois, tous les enfants ne commencent pas la diversification alimentaire ».

Donc pendant près de 4 mois à ce rythme effréné « sortir une nouvelle sonde/mettre un repère sur la sonde pour évaluer jusqu’à quelle profondeur l’enfoncer pour qu’elle atterrisse bien dans l’estomac/c’est parti : « coucou-hibou-coucou-hibou »/putain ça ressort par la bouche/on recommence/« coucou-hibou-coucou-hibou »/c’est bon on est dedans/« calme-toi ma chérie, c’est pour ton bien »/ccccchhhhhhuuuuuttttt » et bien, la gastrostomie tant redoutée quand on vous en avait parlé 3 mois plus tôt (la gastrosto quoi ??? bah oui, nous aussi on entendait ce mot pour la première fois : promis, avant, on était comme vous) et bien vous l’accueillez presque avec soulagement.

Leçon n°3 : « L’angoisse du 8ème mois, pour certains enfants, ça peut être autre chose que l’étape du miroir, celle où il se rend compte qu’il est un être à part entière ».

Nous voici revenus à ce bouton, ce froncement de sourcil, cette petite fille dans son bain. Moi, je vois une petite fille sereine, décontractée qui, grâce à ses médicaments, supporte de prendre un bain (Je ne case pas la leçon n°4 ici mais ne pensez pas que ce soit une évidence…). Je vois une jeune fille de 23 ans qui la baigne sans crainte, en maîtrisant ses gestes, sa douceur et sa force parce que, encore une fois, avec une petite fille hypotonique qui ne se tient pas, rien n’est écrit. Je lui fais confiance, je peux déléguer. C’est précieux, ce n’est pas donné à tous les parents d’enfants handicapés.

Et je me vois moi, prenant cette photo. Puis je me revois, terrorisée le 5 janvier 2016 dans cette chambre du service de neurologie à l’hôpital Robert Debré quand on m’a annoncé qu’il fallait mettre une sonde naso-gastrique à Andréa pour la nourrir (naso quoi ???), l’infirmière m’a fait sortir parce qu’elle ne voulait pas que je « vois ça ». Je revois Louis, rester pour regarder parce qu’il fallait bien qu’il y en ait un qu’il le fasse. Je nous revois pendant des mois nous refuser à penser à la gastrostomie, demander à la neuropédiatre qu’on l’affame pendant au moins 48 heures « pour être sûre que vraiment elle ne mange pas par la bouche ». Bah oui quoi, si elle ne mange pas par la bouche, c’est parce qu’elle n’a pas faim, non ? Laissez-moi me mentir. « Je ne peux pas vous laisser faire ça. En tant que pédiatre d’abord, je dois préserver votre enfant. Il n’y a pas que la faim si on l’affame pendant 48 heures. Il y a la soif aussi. Vous devez me croire et me faire confiance ». Ah.

Vous aviez encore raison chère Dr. La gastrostomie était la solution. Les médicaments à la dose actuelle contre lesquels j’ai lutté si fort, si longtemps étaient la bonne solution.

Je me vois prenant cette photo, 21 mois plus tard, donc, souriant devant le bien-être de cette petite rousse incroyable, peinarde dans son bain, à l’aise avec sa nounou, tranquille avec son bouton qui a déjà été changé deux fois sans même une larme. T’es forte ma petite guerrière. T’es tellement belle aussi.

Je ne vois que du bonheur sur cette photo, pas de froncement de sourcils.

Un petit bouton de confort, qui t’a sauvé en son temps et auquel bien d’autres enfants devraient avoir la possibilité d’accéder. Je vois aussi d’autres choses mais il faudra que je chemine encore avant de les partager…

Pas de leçon finale, c’était juste ma participation au « changement de regard », le vrai. Ce terme est tellement utilisé, qu’il en est parfois galvaudé.

Je me vois aussi, 2 ans après le début de ce combat, vous partager cette photo et ces mots si intimes que jamais je n’aurais pensé pouvoir ou devoir le faire.

Prendre la parole pour éviter que l’on ne parle trop à notre place.

Partager la beauté à travers le handicap car elle y est puissante.

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